À propos du cours de Michel Foucault sur « Les Anormaux »

Entretien avec Jean-Paul Monferran publié le 15 avril 1999 dans L’Humanité sous le titre « La métaphore du sauvageon » (version intégrale revue)

Quel est selon toi l’intérêt de ces « anormaux » dont les analyses minutieuses semblent porter sur un passé révolu ?

Dans ce cours [1], Foucault s’efforce montrer quel pouvoir (exercé au nom du savoir) et quel savoir (extrait par l’exercice du pouvoir) se sont conjugués pour combattre les « monstres humains », dresser « les individus à corriger », traquer les « enfants masturbateurs » ; quelles formes de pouvoir-savoir, qui prétendaient en rendre compte et en venir à bout, ont en même temps suscitées ces figures qui, d’abord séparées, ont fini par se fondre dans la grande famille des « anormaux ». Ce faisant, Foucault précise son analyse de la « société de normalisation ».

De ces fragments d’une « analytique du pouvoir », on peut faire un usage académique, exclusivement historien, et s’interroger uniquement sur leur validité. Mais ce serait oublier que Foucault prend pour point de départ des expertises médico-légales des années 1950 : des discours de vérité à la fois risibles et redoutables, quand ils ne sont pas meurtriers. Aveux involontaires d’un pouvoir ridicule et grotesque, infâme et ubuesque. Révélateurs inquiétants ou intolérables d’une société aux prises avec ses « anormaux ».

Le projet de Foucault, ici comme ailleurs est d’écrire « une histoire du présent », c’est-à-dire de « diagnostiquer ce qui se passe et ce que nous sommes ». Sans doute, le contrôle tatillon de la masturbation n’est-il plus la cible privilégiée de l’ingéniosité des inventeurs de tactiques de pouvoir. Mais la transformation des cibles et des procédés ne doit pas dissimuler un jeu complexe de différences et de similitudes. On comprend alors pourquoi Foucault souhaitait avoir « non des lecteurs, mais des utilisateurs », non de simples érudits attachés à le commenter, mais des praticiens de l’insubordination théorique et pratique.

Quelles pourraient être alors les résonances et les suites de ce cours de Foucault ?

Un Foucault encore à venir s’interrogerait sur les contradictions nouvelles qui traversent la société de normalisation et sur les redistributions des modalités d’exercice du pouvoir qui sont aujourd’hui à l’œuvre. Un Foucault encore à venir ne se satisferait pas des notions préfabriquées et désormais familières qui, sous l’effet d’une anxiété compréhensible, prétendent résumer la « violence urbaine » et « l’incivilité des mineurs » et composer une des figures qui a pris la succession de celle des « anormaux » : celle d’une « jeunesse dangereuse », constituée, indistinctement, de « marginaux », de « drogués » et de « sauvageons ».

Un Foucault encore à venir montrerait peut-être que le « drogué » n’est pas – ou pas seulement - le résultat naturel du joint qu’il tient entre ses lèvres – mais que sa figure est une production des mécanismes de contrôle qui prétendent œuvrer pour sa santé ; et que le « sauvageon » [2], n’est pas une plante vénéneuse qui prolifère dans les banlieues, mais que sa figure est une construction sociale qui, à partir de violences sommairement diagnostiquées, est ajustée aux prétentions des institutions qui font cercle autour de lui pour tenter de le dresser.

Il faudrait alors accueillir les exhortations pathétiques au respect de l’ordre et de la loi et les tentatives de répondre à l’exigence d’une République sociale, par l’invocation d’une République disciplinaire, par un grand éclat de rire. Un rire à la Foucault. Mais un rire qui s’étrangle avant de passer à l’action, pour qu’à des situations inacceptables, il ne soit pas répondu par des mesures intolérables [3]. « Intolérables », comme l’aurait sans doute dit Foucault.