Marx et la démocratie

L’article suivant a été publié en 2003, sous le titre « Marx, la démocratie, le communisme » dans un ouvrage collectif : Marxisme et démocratie [1]. Il fait référence, pour commencer, à une contribution d’Antoine Artous intitulée « Démocratie et émancipation sociale », publiée dans le même ensemble de textes [1]. Bien qu’il se tienne dans les limites fort étroites de la marxologie et comporte des interprétations que je ne maintiendrais pas toutes aujourd’hui, je le publie ici plus de quinze ans plus tard tel qu’il est paru. (mai 2019)

Marx et la démocratie

Dans les limites d’une contribution centrée sur l’héritage théorique laissé par Marx (sans aborder par conséquent le lourd héritage légué par l’histoire ultérieure, mon propos visera, grossièrement, à répondre à la question suivante : comment, même à titre posthume, raser la barbe de Marx sans lui trancher la gorge ?

Au fond, l’argumentation d’Antoine Artous [2] revient à ceci : Marx aurait reconnu le sens de la citoyenneté démocratique, mais n’en aurait pas tiré toute les conséquences ; il aurait aggravé son cas et le nôtre par la perspective confuse du dépérissement de l’État et le moment périlleux de la dictature du prolétariat.

I. Sur l’émancipation politique : pour une démocratie sans révolution ?

Sans doute, la démocratie n’est-elle pas plus bourgeoise par essence ou destination que la domination bourgeoise ou le marché ne sont démocratiques par nature et par vocation : sous sa forme moderne, la démocratie est porteuse d’une émancipation politique et d’un excédent utopique dont nous devons hériter. Encore convient-il de marquer nettement les limites de cet héritage. Quelles sont pour Marx la portée et les limites de la citoyenneté démocratique ? Pourquoi Marx critique-t-il l’émancipation politique qu’il considère cependant comme « un grand progrès » ? Autrement dit, pourquoi critique-t-il l’abstraction et la représentation politiques ?

L’émancipation politique repose sur l’égalité des citoyens. Comme toute égalité, celle-ci suppose que l’on fasse abstraction des toutes les autres différences et inégalités. En ce premier sens, qui est aussi un sens faible, l’abstraction politique est une mise en équivalence des êtres humains en qualité de citoyens, abstraction faite de toutes leurs particularités personnelles et sociales. Les droits politiques égaux et leur exercice sont la réalisation de cette abstraction. La généralisation de ces droits - leur universalisation - sous la forme notamment du suffrage universel, est l’universalisation de cette abstraction réelle. En ce sens, l’abstraction citoyenne est un moment constitutif de la démocratie et le suffrage universel ne devrait souffrir d’aucune restriction, même sous couvert d’exercer la dictature du prolétariat. Disons-le clairement et une fois pour toutes.

Mais l’abstraction politique n’est pas une simple mise en équivalence : elle est l’effet d’une dissociation réelle – une scission – entre la société civile-bourgeoise et l’État. Cette séparation est constitutive de l’émancipation politique et marque « un grand progrès ». Mais Marx ne se borne pas à enregistrer une séparation : il met en valeur une contradiction. L’abstraction politique – l’égalité citoyenne – repose sur le déchirement de la société civile, où s’affronte des intérêts égoïstes que Marx comprend, de plus en plus précisément, comme l’effet de la division de la société en classes, reposant à son tour sur la séparation entre les producteurs et les moyens de production. En ce deuxième sens, qui est le sens fort du concept marxien, l’abstraction politique est une mise en équivalence qui s’abstrait de son présupposé - la société bourgeoise - et qui s’oppose à lui. En ce sens, aussi existante soit-elle, la communauté reste une communauté imaginaire : une communauté qui est abstraite parce qu’elle repose sur l’absence de communauté véritable. Le propos de Marx est de viser à l’abolition du présupposé de l’abstraction, et en ce sens d’en finir avec elle.

L’émancipation politique n’est pas seulement une émancipation inachevée qu’il faudrait compléter par une émancipation sociale. L’émancipation politique présuppose la société bourgeoise : « C’est parce que l’individu n’est pas libre que la société s’élève jusqu’à cette abstraction d’elle-même que constitue l’abstraction politique. » Mais, poursuit Marx, « Avec l’abrogation politique du cens, non seulement la propriété privée n’est pas abolie, elle est elle-même présupposée » [3]. Autrement dit, l’universalisation du droit de suffrage parachève l’abstraction politique met à nu la contradiction entre égalité citoyenne et déchirement social : elle est « la contradiction non cachée », qui porte en elle l’exigence de la dissolution de la société bourgeoise : très exactement, l’exigence d’une révolution sociale que Marx présente tout d’abord comme réalisation de la « vraie démocratie », avant de lui donner le nom de communisme.

La critique de la représentation politique suit le même chemin que la critique de l’abstraction politique. Marx critique la représentation politique parce qu’elle reconduit et organise la séparation entre la société bourgeoise et l’État. Autrement dit, la représentation politique reconduit la domination et l’exploitation qui sont impliquée dans cette séparation et donc la contradiction entre égalité citoyenne et inégalités de classes.

Laissons un moment la lettre du texte de Marx. La représentation politique n’a jamais été ni en droit ni en fait un simple « reflet » du peuple et de sa souveraineté. Ni en droit : la plupart des conceptions théoriques de la représentation en font un mécanisme de sélection qui, intentionnellement ou pas, se traduit par l’attribution de fonctions de domination. Ni en fait : parce que la représentation remplit largement le rôle que ses théoriciens lui attribuent : sélectionner les gouvernants et donc les dominants. Et c’est ce rôle qui décide aussi bien de la nature du mode de désignation (l’élection plutôt que le tirage au sort) que du mode de fonctionnement. La représentation politique est la forme de consécration/dissimulation de la séparation entre la société bourgeoise et l’État et de l’opposition entre communauté citoyenne et antagonisme social. Les représentés sont alors construits pas le mécanisme de la représentation, comme des hommes qui, expropriés dans leur majorité du contrôle de leur propre vie sociale, sont invités à choisir ceux qui entérinerons cette expropriation. Cela n’implique nullement l’absence de toute forme de représentation dans une société affranchie de la division de la société en classe. Mais cette représentation change alors de sens et de fonction : l’égalité entre les citoyens repose sur leur égalité en qualité de producteurs : des producteurs qui donnent mandat à certains d’entre eux de les représenter.

Si l’émancipation sociale est la condition de la communauté démocratique véritable Comment y parvenir ? C’est la question la plus lourde, on le sait.

Tenons pour acquis qu’il n’est pas d’émancipation sociale sans « conquête du pouvoir » ou de la conquête de la domination politique par la majorité des dominés. Se pose alors la question suivante : Quel pouvoir ? Cette question se dédouble immédiatement : quelle forme de domination politique pendant une période de transition (de transformation révolutionnaire de la société) ? Quelle forme de pouvoir public au terme de cette transition ? À cette double question, la réponse peut tenir dans une simple formule : un pouvoir démocratique de bout en bout. Mais cela n’efface pas la nécessité de distinguer les deux aspects du problème posé : Quelle démocratie à l’horizon d’une société transformée ? Quelle démocratie au cœur du processus de transformation ?

La première question reçoit, venue de Marx et Engels, une réponse simple, en apparence : une société sans classes (ce qui ne veut pas dire sans conflits) serait une société sans État (ce qui ne veut pas dire sans pouvoir public). Et cette réponse est soutenue par la perspective du dépérissement de l’État : une perspective qui est à la fois un point aveugle et un point focal de la théorie de Marx.

II. Sur le dépérissement de l’État : pour une démocratie sans domination [4]

La thématique du dépérissement de l’État – de l’État politique ou État de classe, de l’État politique séparé ou État de la bourgeoisie – est une thématique constante dans l’œuvre de Marx. Faut-il, en raison des obscurités de la perspective du dépérissement de l’État (et de son renversement désastreux dans le cours de la révolution russe) renoncer à cette perspective ? Car ces obscurités existent bel et bien.

Sous couvert de critiquer la séparation entre la société civile et l’État – entre inégalités sociales et égalité citoyenne - on peut lui opposer l’esquisse et/ou la perspective d’une société entièrement restituée à elle-même : parce qu‘elle aurait aboli toute forme de distinction entre organisation sociale et institution publique et/ou parce qu’elle a remplacé le gouvernement des hommes par l’administration des choses.

Ces tentations existent chez Marx. Mais, dès 1843, il prend soin, dès 1843, de distinguer la fin de l’État politique de la suppression pure et simple de toute constitution et donc de toute institution publique [5]. Et devenu communiste, il soutiendra, comme on va le voir, qu’un « pouvoir public » demeure nécessaire. Quant à la pénombre technocratique qui enveloppe la notion d’ « administration des choses », elle n’est pour une part que l’ombre rétrospectivement portée par les fantastiques réalisations de l’État stalinien sur des conceptions qui, aussi ambiguës soient-elles, n’en sont pas la simple préfiguration.

Restent cependant les pièges du vocabulaire. Que signifie la fin de l’État politique (voire de l’État tout court) ? Sans l’adjectif, le dépérissement de l’État suggère que la société est immédiatement rendue à elle-même. Avec l’adjectif, le dépérissement de l’État politique, laisse penser que c’est le politique, comme instance ou pratique de coordination de la vie sociale qui disparaît. Il reste que les idées de Marx sont claires. L’État désigne l’institution qui exerce des fonctions sociales diverses, mais prises dans le rapport de domination entre les gouvernants et les gouvernés. “ Politique ” est l’adjectif qui correspond à ce rapport de domination et le distingue, du moins en droit, des autres relations d’oppression et/ou d’exploitation sociales.

Voilà pourquoi Marx peut écrire que dans une société débarrassée des classes et de leur antagonisme « il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit » [6]. Du même coup, l’effacement du pouvoir politique ou de l’État politique ainsi entendus n’impliquent ni logiquement ni historiquement que tout pouvoir public disparaisse, mais seulement que « le pouvoir public perd alors son caractère politique » [7].

Inutile pour autant de dissimuler l’embarras où nous mettent ce vocabulaire spécifique et les interprétations abusives auxquelles il ouvre la voie. Sans doute Marx en était-il lui-même conscient, puisque, dans La Critique du Programme de Gotha, le dépérissement de l’État est présenté comme une transformation de l’État, débarrassé de sa fonction de domination. Face à la revendication confuse de l’État libre, Marx réplique : "La liberté consiste à transformer l’État, organisme qui s’est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle" [8]. Transformer l’État c’est se proposer de le maintenir en quelque façon, et non de le faire ou de le voir disparaître totalement ; de subordonner l’État à la société, et non de le dissoudre dans la société : autrement dit de supprimer l’État comme institution de domination et non l’État comme pouvoir public.

Dépérissement de l’État ne signifie plus alors que dépérissement de l’État de classe, comme institution dominante et comme instrument de domination. Et l’effacement du caractère politique de l’État ne signifie rien d’autre que la fin de la politique comme domination et non la fin de toute politique. Que serait alors un pouvoir public ainsi affranchi ? Une démocratie sans domination de classe, mais non sans institutions publiques (et, en un autre sens, étatiques), une démocratie sans politique de classe, mais non sans délibération conflictuelle (et donc politique). Le dépérissement de l’État est alors synonyme d’expansion démocratique de la politique. Que signifie, au fond, la perspective du dépérissement de l’État ? Le dépérissement des institutions et des fonctions de l’État attachées au maintien d’un ordre social fondé sur la division de la société en classes : le dépérissement des institutions et des fonctions de l’État qui dépendent de son rôle de verrou des rapports d’exploitation et du rapport de domination. Mais en même temps le maintien d’un “ pouvoir public ” démocratiquement constitué et contrôlé : une démocratie sans domination.

Soit, dira-t-on, mais comment ? C’est alors que le bât blesse à nouveau.

Sous couvert d’ouvrir une perspective stratégique présentant le dépérissement de l’État comme une cible, il arrive que Marx et Engels présentent ce dépérissement (ou cette “ extinction ”) comme l’effet la réalisation d’une promesse : le processus de dépérissement de l’État s’effectue « inévitablement » et « naturellement » [9]. Sans doute Marx, dans La Guerre Civile en France (1871) reconnaît la nécessité stratégique de briser la vieille machine d’État et de la remplacer par de nouvelles formes de « pouvoir public », dont la Commune fournit l’esquisse comme « forme enfin trouvée de l’émancipation du travail » Mais sous couvert de critiquer l’invention doctrinaire des formes de l’avenir, Marx laisse penser que le contenu du communisme, une fois attesté par le mouvement historique, trouvera de lui-même les formes de son accomplissement. Marx lui-même soulève cette question, quand il indique, comme on l’a vu, qu’il s’agit de « transformer l’État, organisme qui s’est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle ». Mais que signifie cette transformation de l’État ? "Quelle transformation subira l’État dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’État ? ”. Or Marx se refuse obstinément à esquisser des réponses, ne serait-ce que pour la raison suivante : « Seule la science peut répondre à cette question... ». Fort bien, mais que dira la Science et quand ? À ces questions, nulle réponse, puisque, nous dit-on, elles n’ont pas d’actualité politique : « Le programme n’a pas à s’occuper (...) de l’État futur dans la société communiste » [10]. Position compréhensible, à la rigueur, dans le contexte où Marx écrit, mais désormais intenable.

Au moins peut-on planter quelques jalons.

Les formes démocratiques d’une société transformée – les formes démocratiques du communisme dans sa première phase – constituent la visée d’un processus. Cette visée est celle d’une démocratie de citoyens-producteurs, librement associés pour tenter de maîtriser en commun (collectivement) leur propre vie sociale. Dans une telle société, les êtres humains sont égaux en tant que citoyens et égaux en tant que producteurs : égaux en tant que citoyens parce qu’ils sont égaux en tant que producteurs. L’égalité citoyenne n’est plus seulement cette communauté qui aussi réelle qu’elle soit demeure imaginaire tant que l’égalité citoyenne s’oppose à une inégalité sociale, dont elle est l’abstraction. Mais l’expansion démocratique ne se confond pas avec une quelconque absorption du « public »par le « social ». Il faut alors en tirer quelques les conséquences.

Dans une société émancipée, les distinctions et les inégalités entre les individus ne prennent plus la forme d’une division de la société en classes et en partis qui expriment, plus ou moins directement, cette division. En revanche, les divisions entre les producteurs-citoyens ne sont nullement abolis : le pluralisme et la conflictualité démocratiques, rendus sans doute plus fluides demeurent inévitables et souhaitables. Autant dire que le dépérissement de l’État est une lubie périlleuse si l’on ne précise pas les formes que peuvent revêtir ce pluralisme et cette conflictualité démocratiques. Ce qui renvoie à une seconde question.

Dans une société émancipée la séparation entre les producteurs et les citoyens ne prend plus la forme d’une opposition entre une communauté imaginaire (mais nullement inexistante) et une société déchirée qui rend impossible l’existence d’une communauté effective. En revanche, la distinction entre les hommes en qualités de producteurs et les hommes en qualité de citoyens se maintient : parce que la sphère d’activité du pouvoir public ne se limite pas à la gestion de l’activité productive et le domaine d’intervention du citoyen est plus étendu que le domaine d’intervention du producteur. Autant dire que la citoyenneté démocratique n’est pas soluble dans l’autogestion et que le dépérissement de l’État de classe ne signifie nullement l’abolition de toute forme de représentation : on peut tout au plus agir pour que l’élection des représentants au suffrage universel et proportionnel direct sans restriction ne consacre plus la sélection des dominants et la dépossession des dominés et se traduise par une représentation non plus abstraite, mais concrète (puisqu’elle repose sur l’abolition des inégalités de classes ) de producteurs-citoyens. Autant dire également que le dépérissement de l’État n’implique nullement la confusion entre les formes directes de l’appropriation sociale et les formes politiques de la citoyenneté. Il convient alors de franchir un pas de plus.

Dans une société émancipée, la démocratie n’est pas concevable sans appropriation sociale : une appropriation sociale des moyens de production, d’échange et de communication qui suppose la combinaison d’une appropriation publique (qui ne se confond pas avec l’appropriation directe et privative des producteurs de chaque entreprise ou branche d’activité) et d’une appropriation directe (qui revêt nécessairement des formes autogestionnaires). Penser les formes de cette combinaison n’est pas une mince affaire. Mais aucune appropriation sociale n’est concevable sans démocratie. Autant dire que si le dépérissement de l’État doit reposer sur une double autodétermination du peuple (où toutes et tous interviennent et en tant que producteurs et en tant que citoyens). Autant dire que chacune d’elle, dans la production et dans la cité, suppose à la fois la distinction et l’exercice le plus direct possible des fonctions délibératives et exécutives. Ce qui suppose :

 l’adoption du fédéralisme fondé sur deux piliers : la libre fédération des organes distincts du pouvoir des producteurs et du pouvoir des citoyens ; la libre détermination du principe de subsidiarité qui permet de confier le traitement des problèmes au niveau que requiert leur solution ;

 la stricte subordination des fonctions exécutives aux fonctions délibératives, par la mise en œuvre du double principe d’éligibilité et de révocabilité des représentants.

Ces quelques conséquences sont encore vagues, évidemment, mais les formes démocratiques d’une société transformée, même simplement esquissées, devraient permettre de préciser les contours des formes démocratiques nécessaires à la transformation sociale.

III. Sur la dictature du prolétariat : pour une domination sans démocratie ?

Les formes démocratiques de transition – les formes démocratiques de la transformation sociale – sont ou doivent être des formes de domination (politique) et d’émancipation (sociale). Toutes les contradictions d’une période de transition se concentrent dans l’opposition entre ces deux termes. Comment une forme de domination peut-elle être une forme d’émancipation ? Comment une forme de domination peut-elle œuvrer à son dépassement ? Tout semble tenir, entre dépérissement de l’État et dictature du prolétariat, dans ce dédoublement insurmontable : à l’horizon, une démocratie sans domination ; en transition, une domination sans démocratie. Trou noir qui menace d’engloutir toute tentative d‘émancipation.

Si l’objectif est bien d’ajuster des formes de démocratie nécessaires à l’émancipation (et donc à l’appropriation sociale), force est de commencer par la question décisive : s’agit-il de parachever la révolution démocratique par de simples réformes ou de « transformer l’État » par une révolution démocratique ? S’agit-il de compléter la démocratie représentative par un supplément de démocratie participative ou de transformer radicalement les formes existantes de la démocratie ?

Par le terme de révolution, je ne vise pas ici les modalités de la « conquête du pouvoir », mais l’ensemble des transformations nécessaires à l’émancipation sociale. Je ne vise pas seulement l’œuvre institutionnelle d’un pouvoir constituant, mais la subversion pratique de l’ensemble des rapports de pouvoir qui reconduisent les rapports de domination. En tout cas : pas d’appropriation sociale sans révolution démocratique ; mais pas d’émancipation sociale sans domination politique.

Quelles sont les formes démocratiques de la domination politique nécessaire à l’appropriation sociale ? Quelle démocratie ? Une démocratie conseilliste ? Une démocratie parlementaire ? Une démocratie participative ?

Nul ne peut prévoir exactement quelles formes prendra la démocratie éruptive qui périodiquement vient troubler, voire subvertir la démocratie représentative, ou combattre frontalement les régimes autoritaires de toutes natures. Et Marx, on le sait, avait découvert dans la Commune et ses principaux caractères « une forme politique tour à fait susceptible d’expansion », « la forme politique enfin trouvée qui permettait l’émancipation économique du travail » [11]. Mais il n’existe aucune raison de douter que de telles formes réapparaîtront et qu’elles joueront à un rôle décisif. Que peut-on entrevoir à leur propos ?

D’abord, l’expérience comme la théorie invitent à maintenir une distinction de principe entre les formes coopératives et les formes territoriales de la démocratie éruptive : entre les formes sous lesquels les producteurs s’emparent du contrôle de la production et les formes sous lesquels les dominés exercent leur pouvoir constituant. Ce sont deux formes d’autodétermination des producteurs-citoyens dont la confusion éventuelle ne devrait être que provisoire.

Ensuite, on ne saurait cantonner a priori les formes territoriales d’auto-émancipation dans le rôle d’un contre-pouvoir qui, sous couvert de compléter les limites du pouvoir établi ou de contrebalancer ses abus, consacrerait comme légitime n’importe quel pouvoir existant (et cela quel qu’en soit le type). Toutes les équivoques de la notion de démocratie participative se concentrent sur ce point : participation qui laisse durablement intactes les formes parlementaires de la domination politique ou non ? Une démocratie participative qui se présenterait, non pas provisoirement, mais définitivement comme la forme enfin trouvée de la rénovation de la démocratie parlementaire, se proposerait comme le supplément d’âme de la domination.

Enfin, et par conséquent, une révolution démocratique doit inventer ses propres formes de représentation. Quelles que soient les voies de passage, il faut, me semble-t-il, marquer nettement la différence entre le simple maintien (ou la simple réactivation) d’une forme parlementaire solidaire du gouvernement représentatif (sélectif, centralisé, bureaucratique) et l’instauration d’une nouvelle forme de représentation.

C’est dire que l’avenir des formes d’auto-organisation ne dépend pas ou pas seulement de la pérennité de la mobilisation qui les porte et/ou de leur capacité à résoudre les contradictions qu’elles doivent affronter, mais de l’ampleur et de la profondeur du pouvoir constituant qu’elles sont en mesure d’exercer. Mais c’est dire aussi que la domination politique nécessaire à l’émancipation sociale ne saurait se présenter par principe comme une forme de domination exclusive, imposée sur de simples critères sociaux : la ci-devant dictature du prolétariat quand elle fait fi des contraintes démocratiques qui sont imposées à l’auto-émancipation du prolétariat lui-même.

Henri Maler

Source  : « Marx, la démocratie, le communisme », dans Marxisme et démocratie, Les cahiers de critique communiste, éditions Syllepse, décembre 2003

Notes

[1Les cahiers de critique communiste, éditions Syllepse, décembre 2003.

[2Dans une contribution d’Antoine Artous intitulée « Démocratie et émancipation sociale », publiée dans le même ensemble de textes. La lecture de cette contribution n’est pas indispensable à la compréhension de ce qui suit (note de 2019).

[3Sur la Question Juive, Ed. Aubier, p.71-77.

[4Sur cette question, la suite de ce texte est une version abrégée d’une contribution antérieure : « Pour une démocratie sans domination. Retour critique sur le dépérissement de l’Etat ».

[5Critique du droit politique hégélien, Editions sociales, 1980, p. 69-70.

[6Misère de la Philosophie, Editions sociales, 1942, p. 178.-179.

[7Marx-Engels, Manifeste du parti communiste, édition bilingue, Ed. Sociales, 1972, p. 87.

[8Critique de Programme de Gotha, Editions sociales, p.42

[9Les origines de la famille, de la propriété et de l’Etat, Editions sociales, p. 182. Ou encore Anti-Dühring, op.cit., p. 317, souligné par moi).

[10Critique de Programme de Gotha, Editions sociales, p.42.

[11Karl Marx, La guerre civile en France