Marx et l’utopie (Dictionnaire des utopies, 2002)

Dans l’œuvre de Karl Marx (1818-1883) et de Friedrich Engels (1820-1895) [1], la tentative de jeter les bases d’un communisme « critique et révolutionnaire » est indissociable de la critique des formes « critiques et utopiques » du socialisme et du communisme. Quelle est cette critique de l’utopie ? Quel est ce communisme révolutionnaire ? N’est-il pas lui-même une utopie ? (Version initiale de l’article « Marx » publié dans le Dictionnaire : une synthèse et, souvent, un autoplagiat de contributions antérieures)

I. Quelle critique de l’utopie ?

Contrairement à certains historiens, pressés de négliger l’histoire elle-même, Marx n’aborde pas l’utopie comme un genre (littéraire ou philosophique) ou comme un type (de mentalité ou de rationalité) - clos sur lui-même, répétitif et étouffant - dont les invariants révéleraient le sens et annonceraient le destin autoritaire, voire totalitaire. Si les utopies sont monotones rien n’est plus monotone que cette critique des utopies. Pour Marx au contraire, les premières formes du socialisme et du communisme ne sont pas les variantes occasionnelles d’une éternelle utopie, mais un moment historique irréductible et particulier : le moment utopique des théories, des projets et des pratiques de l’émancipation sociale du 19e siècle ; un moment historique que jalonnent les œuvres des « fondateurs » : Henri de Saint-Simon, Robert Owen, Charles Fourier, principalement.

À une critique abstraite des systèmes, Marx oppose une critique concrète de leur contenu. Aussi prend-il à partie ceux qui « détachent les systèmes cri¬tiques et écrits polémiques du mouvement réel dont ceux-ci sont l’expression (...) », car, dit-il, « ils ont ainsi quitté le terrain de la réalité, de l’histoire et sont revenus sur le terrain de l’idéologie » (L’Idéologie Allemande, 1845). À une critique idéologique, il oppose une critique historique, dont la conclusion devrait encore faire réfléchir nos contemporains : « Le contenu véritable de tous les systèmes qui ont fait époque, ce sont les besoins de la période où ils ont fait leur apparition. À la base de chacun d’eux, il y a toute l’évolution antérieure d’une nation, la forme donnée par l’histoire aux rapports de classes avec ses conséquences politiques, morales, philosophiques ou autres. Si l’on considère cette base, il n’y a pas grand-chose à tirer de la formule selon laquelle tous les systèmes sont de nature dogmatique ou dictatoriale » (ibidem).

En d’autres termes, les aspirations sous-jacentes à ces systèmes et la critique sociale qui les inspire importent davantage que leurs limites en tant que doctrines : ces limites qui leur valent cependant d’être qualifiées d’utopiques. Pour la seule raison que ces doctrines ne seraient pas « scientifiques » ?

Contrairement à certains interprètes, pressés de consacrer la Science et ses dépositaires, Marx ne se borne pas à congédier l’utopie au nom de la science. Il s‘efforce au contraire, du moins dans ses premiers écrits, de montrer comment ceux qu’il regarde comme des prédécesseurs ont contribué, par leurs critiques de l’ordre social existant, à doter le socialisme de repères scientifiques. Telle est l’approche qui prévaut notamment dans La Sainte Famille (1845) où Proudhon lui-même, pourtant âprement combattu dans les œuvres ultérieures, est couvert d’éloges : avec Qu’est-ce que la propriété ?, il aurait écrit un « manifeste scientifique du prolétariat français » (op.cit.)

Dans Misère de la Philosophie (1847), Marx confirme partiellement ce diagnostic : « Les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe prolétaire ». Mais en l’absence des conditions sociales et matérielles de l ‘émancipation souhaitée, ces théoriciens « courent après une science régénératrice ». C’est cette précipitation doctrinaire que retient le concept d’utopie quand, Marx l’emploie alors - pour la première fois (il faut le souligner) dans un écrit public - pour désigner le moment initial du devenir scientifique du socialisme. Pourtant, le rôle des « fondateurs » dans le développement d’une critique radicale ajustée aux besoins du prolétariat reste fortement valorisé : leurs conceptions sont bien indissolublement « critiques et utopiques », ainsi que les qualifie le Manifeste du Parti Communiste (1848).

En revanche, à l’heure des bilans, la contribution des utopistes au développement de la science semble, notamment dans la brochure d’Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), être complètement oubliée. Il suffit alors d’une lecture superficielle pour présenter la distinction relative entre l’utopie et la science comme une opposition exclusive : la science contre l’utopie. Telle sera la vocation du commentaire prétendument « orthodoxe » : sous couvert de dénoncer l’utopie, il abritera, dès la fin du 19e siècle, un retour de la science doctrinaire que Marx entendait dépasser. Et ce retour culminera dans le marxisme stalinisé : le prétendu « marxisme-léninisme ». Mais le désastre historique cautionné par la « doctrine » ne doit pas obscurcir l’horizon : pour Marx, « le développement du socialisme de l’utopie à la science » - titre initial de la brochure d’Engels - n’est pas un simple passage de l’utopie à la science. Mieux : il ne s’agit pas de la simple transmission d’un héritage, mais de la réalisation d’un sauvetage (Miguel Abensour).

Sauvetage du socialisme doté de fondements scientifiques ; sauvetage de l’utopie ainsi devenue concrète ? Marx, en tout cas, en prenant en charge les perspectives d’émancipation entrevues par ses prédécesseurs, n’a jamais totalement déserté le territoire de l’utopie.

II. Une critique utopique de l’utopie ?

Si Marx critique comme utopies des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l’histoire, voire qui s’opposent à lui, c’est pour leur opposer le point de vue d’une histoire qui serait porteuse de la possibilité d’une émancipation totale : son concept de l’utopie est un concept communiste de l’utopie ; sa critique est une critique utopique de l’utopie.

Alors que la perspective d’une émancipation totale est communément récusée comme le comble de l’utopie, Marx la revendique expressément. C’est à ce titre qu’il commence par retourner contre le libéralisme politique sa condamnation de l’utopie : ce qui constitue « un rêve utopique pour l’Allemagne », ce n’est pas, nous dit-il, « l’émancipation humaine universelle » mais l’émancipation particulière ou partielle : « la révolution uniquement politique, la révolution qui laisserait debout les piliers de l’édifice » (Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, 1843). Le défi lancé au libéralisme est radical : ce n’est plus l’émancipation totale que désigne le concept d’utopie, mais l’émancipation partielle.

La voie suivie dans les écrits ultérieurs est désormais tracée : si le socialisme et le communisme peuvent revêtir eux-mêmes des formes utopiques, ce n’est pas parce qu’ils adoptent le point de vue de la totalité, mais, au contraire, parce qu’ils y dérogent. Tant qu’ils restent partiels, ils sont abstraits. Critiques, projets, pratiques : dans toutes leurs dimensions, ils s’en tiennent alors à des abstractions dogmatiques. Leurs critiques se prévalent de leur caractère scientifique, mais reposent sur une saisie abstraite de la totalité et de l’histoire ; leurs projets manquent aussi bien la perspective d’une émancipation totale que la totalité des conditions requises ; leurs pratiques plutôt que de préparer une révolution générale, privilégient de petites « expériences doctrinaires », tentées dans le dos de l’histoire réelle (Le 18 Brumaire, 1852). Mais, aux yeux de Marx, ces abstractions ne forment qu’un moment : ces mutilations de l’histoire peuvent être expliquées et dépassées par l’histoire.

Alors que le point de vue de l’histoire leur est communément opposé pour confondre dans une même condamnation le communisme et l’utopie, ce point de vue permet à Marx distinguer le communisme de ses formes utopiques. Ainsi, dans le Manifeste du Parti communiste (1948), le passage consacré au « « socialisme et communisme critiques et utopiques » ponctue une analyse de l’histoire qui situe le communisme dans son mouvement et à son horizon. Dans cette perspective, Saint-Simon, Owen et Fourier méritent des éloges en raison des dimensions critiques et des fonctions révolutionnaires « à bien des égards » de leurs conceptions. Replacées dans l’histoire, les anticipations doctrinaires se présentent non comme des défaillances rédhibitoires mais comme des raccourcis provisoires : des substituts temporaires qui n’invalident nullement le projet socialiste et communiste. En revanche, cette mise en histoire, en expliquant l’immaturité des théories par l’immaturité des luttes de classes, fait valoir que l’importance de ces substituts « est en raison inverse du développement historique ». C’est pourquoi l’évaluation ambivalente des fondateurs – « critiques et utopiques » - sert la dénonciation sans nuances des successeurs : des « disciples » qui « constituent chaque fois des sectes réactionnaires ». C’est pourquoi, surtout, l’enlisement dans l’utopie peut et doit faire place à son dépassement dont le Manifeste est précisément le manifeste.

Quel dépassement ? S’il ne s’agit pas simplement de remplacer l’utopie par la science, que devient l’utopie dans la conception de Marx ? Selon Ernst Bloch, l’utopie se maintiendrait sous une forme transformée dans une théorie où circulent deux courants : le « courant froid » de la science et le « courant chaud » de l’utopie devenue concrète quand elle a trouvé des assises scientifiques. Reste alors la question décisive : le communisme de Marx est-il vraiment cette utopie concrète ?

III. Un communisme utopique ?

Pour tenter de filtrer l’héritage utopique de Marx, une critique interne devrait s’efforcer de séparer le bon grain d’une utopie féconde de l’ivraie d’une utopie stérile ; de distinguer l’utopie stratégique (effectivement branchée sur des virtualités concrètes) de l’utopie chimérique, (secrètement hantée par les illusions des utopies abstraites).

Prise en mauvaise part, l’utopie désigne en général des prescriptions doctrinaires (dont la réalisation serait hors de portée) et/ ou des perfections imaginaires (qui seraient absolument hors d’atteinte). Or si Marx retient le premier sens, il néglige le second. N’aurait-il pas, à sa façon, été séduit par des mirages ? C’est ce que laisse penser la tentation d’opposer aux anticipations partielles des moments et du but de l’émancipation, la perspective d’une émancipation totale : au risque de réintroduire ainsi la perspective chimérique d’une société entièrement réconciliée et d’un individu pleinement épanoui. L’existence de ce risque semble confirmée quand on détecte dans le communisme de Marx la persistance de trois illusions majeures – trois rêves qui menacent de virer au cauchemar : le rêve d’une société qui, sans division entre les classes et sans État, serait pleinement restituée à elle-même ; le rêve d’une société qui, entièrement planifiée, maîtriserait entièrement son histoire ; le rêve d’une société qui, débarrassée de l’opacité produite par les rapports marchands, rendrait immédiatement visibles, pour tous et pour chacun, les modalités et les fins des activités humaines. Immanence, omnipotence, transparence : trois perfections imaginaires.

Prise en mauvaise part, l’utopie désigne encore des vœux exaucés d’avance par l’entremise de l’imagination ou de la divination : des rêves accomplis avant même de s’être réalisés (parce qu’ils sont consignés dans des systèmes cadenassés) ou des paris gagnés avant même d’avoir été tenus (parce qu’ils sont garantis par une histoire révélée). Une fois encore, Marx retient le premier sens et néglige le second. N’aurait-il pas, à sa façon, cédé à des promesses ? C’est ce que laisse penser la tentative de démontrer la nécessaire possibilité du communisme quand Marx succombe à la tentation d’en proclamer la nécessaire effectivité ou l’avènement inévitable : au risque de confier à une histoire tutélaire l’actualisation des virtualités d’une histoire ouverte et indécise. L’existence de ce risque semble confirmée quand Marx présente la révolution sociale non comme une cible stratégique à atteindre, mais comme un moment historique déjà fixé. Les prescriptions doctrinaires se présentent, selon Marx, comme autant de substitutions en cascade : les substitutions de l’utopique à l’historique, de l’invention à la révolution, de l’imaginaire au réel. Cette logique de la substitution appellerait son dépassement par une logique de la révolution. Mais Marx laisse souvent entendre que ce dépassement stratégiquement nécessaire est garanti par un remplacement historiquement inévitable. Révolution et communisme inéluctables : deux promesses illusoires.

Pourtant, n’en déplaise aux critiques pressés d’en découdre et d’en finir, le communisme de Marx est irréductible aux illusions qui le hantent et aux tentations qui le minent. Les rêveries chimériques qui courent en filigrane de son œuvre restent mineures au regard des fondations stratégiques qui en forment la trame.

Comment alors comprendre l’utopie si elle peut être mise ou remise en ordre de marche ? Comment comprendre le communisme de Marx, s’il est, dans le bon sens du terme, une utopie ?

L’utopie ne saurait être enfermée dans un genre de romans ou de doctrines – dans des effusions littéraires ou des prescriptions doctrinaires. L’utopie, avant d’être livrée au travail de la connaissance, est à l’œuvre dans l’histoire : des virtualités utopiques habitent le changement social, des acteurs combattent pour les actualiser - des utopistes, si l’on veut, qui sont aussi des fauteurs d’histoire. Toute l’œuvre de Marx est dédiée à la détection de ces virtualités : sa critique du capitalisme et ses analyses des antagonismes de classes s’efforcent de mettre à jour les potentialités de leur dépassement.

Ainsi, l’utopie ne consiste pas seulement à rêver de ce qui est absolument impossible, mais à déterminer ce qui est relativement impossible. Est utopique alors ce qui paraît irréalisable du point de vue de l’ordre social existant, mais pourrait avoir sa place rationnellement établie dans un autre ordre social. Est utopique surtout ce qui n’est rendu impossible que par un ordre social qui en inter¬dit la réalisation, bien qu’il en porte concrètement la possibilité (Herbert Marcuse). Le communisme selon Marx serait alors cette perspective en attente, à la fois accessible et contrariée : une utopie - mais une « utopie de bon aloi » (Ernst Bloch).

Ce communisme en appelle à une société sans classes (ce qui ne signifie pas sans inégalités ni conflits) et sans Etat politique (ce qui ne signifie pas sans pouvoir public) : il est alors irréductible à la chimère inconsistante (et dangereuse) d’une société totalement unifiée et réconciliée. Ce communisme se présente comme le projet d’une libre association des producteurs qui auraient conquis la maîtrise des processus sociaux qui, dans la société capitaliste, leur échappent et les dominent : il n’est pas condamné à se confondre avec des fantasmes dérisoires (et désastreux) de toute-puissance. Ce communisme ne serait ni désirable, ni réalisable ? On peut en discuter … Mais, dans une histoire ouverte, si le partage entre le possible et l’impossible peut être l’objet d’un débat, c’est parce qu’il est aussi l’enjeu d’un combat.

L’utopie de bon aloi est d’abord, aux yeux de Marx, l’utopie du bon combat : l’enjeu d’une stratégie. Cette utopie – le communisme - peut s’enfermer dans des systèmes doctrinaires et se réfugier dans des rêveries velléitaires, céder à des mirages et à des promesses ; mais elle est tout entière dans le mouvement, théorique et pratique, de leur dépassement. Ce dépassement est à l’œuvre dans la détection utopique de possibilités contrariées, mais d’ores et déjà réelles et agissantes ; et dans l’activation utopique de possibilités disruptives qui s’opposent à l’ordre établi et en lézardent les assises. Le communisme n’est alors, pour Marx lui-même, que cela : le mouvement réel de sa possibilité et l’idéal de son accomplissement.

Quelle possibilité ? Quel idéal ? La possibilité concrète d’une appropriation sociale par tous les êtres humains eux-mêmes des conditions de leur existence : les moyens de production, d’échange et de communication qui, dans les sociétés capitalistes, sont la propriété exclusive de quelques-uns. Quel idéal ? une société où le libre développement de chacun serait la condition du libre développement de toutes et de tous. Cette possibilité et cet idéal sont utopiques ? Oui, mais concrètement enracinés dans les contradictions des formes d’exploitation et de domination qu’ils invitent à abolir et qu’il est, selon Marx, concrètement possible d’abolir.

Henri Maler

Repères bibliographiques

Marx et Engels, bien sûr, et…

Abensour (Miguel), Les formes de l’utopie socialiste et communiste. Essai sur le communisme critique et l’utopie, 2 volumes, 1972. Thèse non publiée, dont est extrait : “ L’Histoire de l’utopie et le destin de sa critique ”, Textures n°6/7 (1973) et n°8/9 (1974) ; « Marx : quelle critique de l’utopie ?", Lignes N0 17, octobre 1992, pp.43-65.

Bloch (Ernst), Le Principe Espérance (1959), Gallimard, Paris, 3 tomes, 1977,1982, 1991.

Maler (Henri), Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx, L’Harmattan, Paris, 1994 ; Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx, Albin Michel, Paris, 1995.

Marcuse (Herbert), La Fin de l’Utopie, Le Seuil, Paris, 1958 ; Vers la libération, Médiations/Denoël, Paris, 1969.

Notes

[1“ Marx ”, dans la suite, désigne, l’œuvre commune et largement indissociable de ces deux auteurs.